Introduction : L’Intelligence Artificielle en droit – Une fausse bonne idée?

Le secteur juridique (bien que ce ne soit pas le seul, mais focalisons la réflexion sur ce domaine) connaît actuellement un engouement significatif pour les technologies de l’intelligence artificielle (IA). Cet enthousiasme est souvent observé sur les réseaux sociaux (tous confondus) mais aussi auprès de clients et tout particulièrement par des particuliers considérant cet outil comme une référence. Il est également largement alimenté par des promesses d’efficacité accrue, de réduction des coûts et de simplification des flux de travail. Un des aspects que personne ne reniera c’est le gain de temps. L’IA est de plus en plus présentée comme une force transformatrice, capable d’automatiser des tâches routinières et de simplifier des processus complexes, allant de la recherche juridique à la négociation de contrats. Des rapports récents anticipent même que d’ici 2026-2027, l’IA deviendra un levier majeur pour l’amélioration de la productivité, de l’efficience et de la gestion des risques au sein des fonctions juridiques.

Malgré ces promesses alléchantes d’efficacité et d’optimisation des tâches, l’intégration généralisée et non critique de l’intelligence artificielle dans le domaine juridique est, fondamentalement, une fausse bonne idée. Cet article soutiendra que les limitations intrinsèques de l’IA en matière de raisonnement, de gestion des nuances, de fiabilité des données et de considérations éthiques la rendent incapable de remplacer ou même de reproduire pleinement l’expertise juridique humaine. Par conséquent, son adoption non critique introduit des risques significatifs pour l’intégrité de la justice et la protection des droits fondamentaux.

Dans cet article je commencerai par reconnaître brièvement les avantages perçus au fil de mes recherches, analyses et études de textes de l’IA dans le droit, puis j’examinerai des échecs concrets et des biais inhérents. J’expliquerai ensuite pourquoi l’IA ne peut pas reproduire la nature nuancée et humaine du raisonnement juridique, en soulignant que chaque situation juridique est unique et non généralisable. Enfin, je mettrai en évidence le rôle indispensable de l’expertise humaine, du jugement éthique et de la collecte d’informations critiques, concluant que le droit exige bien plus qu’une simple exploitation technologique.

I. Les promesses de l’IA dans le domaine juridique : une efficacité à relativiser

L’attrait de l’intelligence artificielle dans le secteur juridique repose sur des avantages perçus, principalement liés à l’efficacité opérationnelle et à l’accès rapide à l’information. Ces promesses méritent d’être examinées pour comprendre l’engouement actuel, avant d’en relativiser la portée.

Automatisation des tâches répétitives et chronophages

L’IA est présentée comme un outil puissant pour automatiser les tâches routinières, volumineuses et chronophages, libérant ainsi les professionnels du droit pour qu’ils se concentrent sur des missions plus stratégiques et stimulantes. La recherche juridique, par exemple, autrefois un processus laborieux et fastidieux, a été transformée par l’IA. A lire à droite à gauche les manières dont sont présentées les avantages de l’IA, il est un point commun annoncé dans ces différentes présentations que les outils d’IA peuvent analyser rapidement de vastes bases de données d’informations juridiques, y compris les décisions de justice, les lois, les règlements et la doctrine, identifiant la jurisprudence pertinente et interprétant des termes complexes en quelques secondes. Cette capacité représente une amélioration significative par rapport aux méthodes manuelles, augmentant la vitesse et la précision de la recherche.

De même, l’IA assiste (j’insiste sur l’importance des verbes, merci de faire de même en lisant cet article, vous en comprendrez mieux sa pertinence) la rédaction et la révision de documents. L’IA générative est capable de produire des paragraphes ou des documents complets, de réviser des contrats et de créer des mémos juridiques à partir d’instructions en langage courant ou de modèles. Cette automatisation est censée réduire les erreurs humaines dans les processus répétitifs et stimuler la productivité. L’IA accélère également le processus de due diligence en analysant rapidement de vastes volumes d’informations.

Gains de productivité et d’accès à l’information

Les partisans de l’IA soutiennent qu’elle conduit – comme je l’ai annoncé précédemment – à des gains de temps considérables, une précision accrue et une meilleure qualité dans la prise de décision. En offrant un accès plus rapide à l’information et des analyses sophistiquées, l’IA peut améliorer la préparation des dossiers, la gestion des risques et la planification stratégique juridique. Il est également suggéré que l’IA peut renforcer la relation client en permettant aux professionnels du droit de consacrer plus de temps à un service personnalisé et en rendant les services juridiques plus accessibles, notamment pour les petites entreprises et les particuliers.

Cependant, il est crucial de noter que si l’IA promet efficacité et rapidité, cela se fait souvent au détriment de la profondeur, de la nuance et du jugement humain, qui sont primordiaux dans les contextes juridiques. Le discours sur le « gain de temps » est puissant, mais la qualité et la fiabilité du résultat, ainsi que la nature des tâches que l’IA peut réellement gérer, sont souvent négligées ou simplifiées dans l’enthousiasme initial. La question fondamentale qui se pose est la suivante : à quel prix cette efficacité est-elle obtenue en termes de qualité et de fiabilité du travail juridique ? Et ce temps gagné est-il véritablement consacré à des tâches à « haute valeur ajoutée », ou simplement à l’automatisation de ce qui était déjà périphérique ? Les sections suivantes démontreront comment la recherche de cette efficacité peut entraîner des compromis significatifs pour l’intégrité juridique.

II. Erreurs et biais de l’IA : des conséquences juridiques tangibles

Cette section va constituer le cœur de l’argument selon lequel l’IA en droit est une « fausse bonne idée », en fournissant des exemples concrets de ses échecs et de ses défauts inhérents.

A. Les « hallucinations » et citations juridiques inventées : des précédents alarmants

Une faille critique des modèles d’IA, en particulier des modèles génératifs, est leur propension à « halluciner », c’est-à-dire à produire un contenu factuellement inexact ou entièrement faux, tout en le présentant de manière plausible et convaincante. Il ne s’agit pas d’un simple bug, mais d’une caractéristique fondamentale du fonctionnement de ces modèles, qui génèrent du texte basé sur des probabilités et des motifs plutôt que sur une véritable compréhension, une vérification factuelle ou un raisonnement logique. L’IA n’est ni un moteur de recherche ni une encyclopédie ; elle simule la compréhension mais manque d’une véritable appréhension du sens.

Le domaine juridique en ce qui le concerne a déjà été témoin de conséquences alarmantes dans le monde réel. Des exemples notables incluent des professionnels du droit outre-atlantique (américains et canadiens pour les exemples les plus lus) qui ont été sévèrement sanctionnés pour avoir soumis des documents juridiques contenant des citations de jurisprudence fabriquées et des précédents juridiques inexistants, générés par des outils d’IA comme ChatGPT. Un cas particulièrement frappant concerne un avocat qui, après avoir utilisé ChatGPT pour compléter sa recherche juridique en vue d’un dépôt, a été induit en erreur par le chatbot, le faisant croire que les affaires fabriquées étaient réelles et vérifiables sur des bases de données juridiques réputées telles que Westlaw et LexisNexis. L’incapacité de l’avocat à vérifier ces « faits » a entraîné une sanction significative de 31 000 dollars. Cet incident illustre de manière flagrante une incidence de la « confiance » accordée à l’IA et tout particulièrement du manque critique de vérification et les graves conséquences, tant en termes de réputation que financières et judiciaires, qui peuvent découler d’une dépendance excessive à des résultats d’IA, notamment non vérifiés. Les « hallucinations » de l’IA ne sont pas de simples erreurs techniques, mais des défauts fondamentaux découlant de sa nature probabiliste et de son manque de compréhension réelle. Cela conduit directement à des fautes professionnelles graves et compromet l’intégrité du système juridique. La chaîne de causalité est claire : la nature probabiliste de l’IA engendre des « hallucinations » (générant des informations plausibles mais fausses), ce qui se traduit par des citations juridiques fabriquées. Lorsque l’utilisateur de l’IA ne vérifie pas les résultats, cela compromet l’ensemble du processus en introduisant des informations non fiables dans le système de fonctionnement du net (une source erronée, dupliquée par d’autres internautes, va inévitablement un jour ou l’autre alimenter à son tour l’IA…). Cela démontre un impact négatif direct et tangible, soutenant fermement l’argument de la « fausse bonne idée ».

B. Les biais algorithmiques : une menace pour l’équité et la justice

Les systèmes d’IA sont intrinsèquement sujets aux biais ; ils ne sont jamais neutres à 100 %. Ces biais peuvent provenir de multiples sources : 

  • Biais lié aux données : Si les données utilisées pour entraîner les modèles d’IA sont non représentatives de diverses démographies, ou si elles incluent des biais historiques, l’IA générera inévitablement des prévisions et des décisions qui reflètent et perpétuent ces mêmes déséquilibres.

  • Biais lié à l’algorithme : Des biais peuvent également apparaître par inadvertance dans la conception et les paramètres de l’algorithme lui-même, conduisant à des résultats discriminatoires même si les données brutes n’étaient pas intrinsèquement biaisées.

  • Biais cognitif : Les décisions subjectives prises lors de l’étiquetage des données, du développement des modèles et d’autres étapes du cycle de vie de l’IA par les développeurs humains peuvent introduire leurs propres biais cognitifs dans le système.

Les conséquences des biais algorithmiques sont particulièrement graves dans les contextes du droit, où l’équité et l’impartialité sont primordiales. Un cas largement cité s’est produit aux États-Unis en 2016, impliquant le système COMPAS (Correctional Offender Management Profiling for Alternative Sanctions). Certains tribunaux utilisaient cet outil d’IA pour évaluer le risque de récidive chez les prévenus. Cette évaluation basée sur l’IA influençait significativement les décisions de libération conditionnelle ou de condamnation. Cependant, une étude a révélé que COMPAS présentait d’importants biais raciaux, évaluant de manière disproportionnée un risque de récidive plus élevé chez les personnes noires par rapport aux personnes blanches, même en contrôlant des facteurs similaires. Cet exemple démontre clairement comment l’IA peut renforcer les préjugés sociétaux existants et conduire à des résultats discriminatoires au sein du système judiciaire.

Des biais similaires ont été observés dans d’autres applications critiques : les algorithmes d’évaluation de crédit désavantageant certains groupes socio-économiques ou ethniques ; les outils de recrutement perpétuant les biais sur le lieu de travail en favorisant certains termes ou en pénalisant les périodes sans emploi ; et les algorithmes de police prédictive conduisant à une patrouille excessive dans les quartiers minoritaires. Les biais algorithmiques, profondément enracinés dans les données d’entraînement et la conception des systèmes, ne se contentent pas de refléter, mais perpétuent et amplifient activement la discrimination sociétale. Cela est profondément dangereux dans le contexte de la justice, où l’équité, l’égalité et l’impartialité sont des principes fondamentaux. Les affirmations initiales de « précision accrue » et « d’objectivité » souvent associées à l’IA sont ainsi révélées comme une dangereuse illusion face à la réalité du biais systémique. Ce phénomène transforme un défaut technique (le biais) en une préoccupation éthique et sociétale fondamentale, illustrant comment l’IA peut activement saper les principes mêmes de justice qu’elle est censée servir.

C. La qualité et la gouvernance des données : un frein majeur à la fiabilité de l’IA

La fiabilité et la précision des systèmes d’IA dépendent directement de la qualité des données sur lesquelles ils sont entraînés et qu’ils traitent. Cependant, un défi significatif et omniprésent est le manque généralisé de confiance dans la qualité des données. Une étude de 2024 a révélé que seulement 12 % des entreprises estiment que la qualité de leurs données est suffisante pour soutenir des initiatives efficaces en matière d’IA, et un pourcentage alarmant de 67 % exprime un manque de confiance totale dans les données utilisées pour leurs processus décisionnels – un chiffre qui a notablement augmenté par rapport à l’année précédente.

Les obstacles pratiques courants à l’obtention d’une haute qualité des données incluent le manque d’outils d’automatisation pour la gestion des données (cité par 49 % des entreprises), l’incohérence des formats de données entre les systèmes (45 %), et le volume pur des données, qui complique un traitement et une validation efficaces (43 %).

Le principal obstacle à l’adoption de l’IA, identifié par 62 % des répondants, est l’absence de cadres de gouvernance des données robustes. Les organisations peinent à savoir où leurs données sont stockées, qui y a accès et si elles contiennent des informations personnelles sensibles, ce qui complique sévèrement les initiatives d’IA, en particulier dans un domaine comme le droit où la confidentialité des données est primordiale. Ce manque de gouvernance contribue directement à une mauvaise qualité des données, créant un effet domino sur tous les aspects de l’intégrité des données. Le problème omniprésent de la mauvaise qualité des données et le manque généralisé de gouvernance des données représentent un obstacle fondamental et critique à toute application fiable de l’IA en droit. Sans des données intrinsèquement fiables et bien gérées, les résultats de l’IA sont fondamentalement peu fiables, rendant sa « précision accrue » promise caduque et potentiellement dangereuse. Ce problème est particulièrement aigu et comporte des enjeux plus élevés dans le domaine juridique en raison de la nature sensible, confidentielle et à fort enjeu des informations légales. Ce problème systémique sous-jacent est la cause profonde de nombreuses erreurs et biais précédemment discutés.

III. L’incapacité de l’IA à saisir la nuance et la spécificité du droit

Cette section j’aborderai directement l’argument central selon lequel l’IA est incapable de répondre à des situations juridiques précises et que chaque situation donnée n’est pas une situation générale.

A. Le raisonnement juridique humain : au-delà de l’algorithme

La prise de décision tout particulièrement en droit est un processus profondément humain, souvent décrit comme une « pesée des âmes et des actes », symbolisée par la balance de Thémis. Pour garantir l’équité et l’impartialité, les magistrats doivent déconstruire méticuleusement une situation juridique, l’analysant sous l’angle du droit. Cela implique une logique complexe en trois temps : premièrement, l’analyse des faits pour établir le cadre juridique du crime, du délit ou du litige ; deuxièmement, la détermination de la règle de droit la plus adaptée, ce qui exige souvent interprétation et contextualisation ; et troisièmement, la rédaction d’une décision motivée qui décrit méticuleusement le raisonnement suivi pour parvenir à la solution choisie. Ce processus est intrinsèquement interprétatif, contextuel et nécessite un mélange de raisonnement déductif et inductif.

En contraste frappant, l’IA fonctionne principalement comme un algorithme qui trie, compare et extrait des résultats à partir de données collectées. La « variable humaine » dans ce contexte est largement limitée à la manière dont la question est posée et aux informations spécifiques fournies à l’IA. Une « décision » générée par l’IA serait donc statistique et probabiliste, plutôt que profondément motivée par des principes juridiques et le contexte humain. L’IA ne peut pas reproduire l’étendue complète du raisonnement juridique complexe, la « pensée du juriste » nuancée, ou l’argumentation persuasive requise dans la stratégie juridique. Elle n’a pas la capacité de faire les choix rhétoriques et les interprétations subtiles qui sont fondamentales à l’application du droit.

Le tableau suivant illustre les différences fondamentales entre le raisonnement juridique humain et l’approche algorithmique de l’IA. Cette comparaison directe et structurée met en évidence les attributs essentiels que l’IA ne possède pas, tels que l’interprétation, le jugement éthique et la compréhension contextuelle, qui sont cruciaux pour une prise de décision juridique nuancée.

.

Critère

Raisonnement Juridique Humain

Approche de l’IA

Nature du raisonnement

Interprétatif, contextuel, déductif et inductif,
« pesée des âmes et des actes »,
capacité à « penser le droit ».

Statistique, probabiliste, basée sur la reconnaissance
de motifs dans les données,
« ne comprend pas la signification des contenus ». 

Traitement des faits

Analyse approfondie et déconstruction des faits
pour établir le cadre juridique,
considération des subtilités.

Tri, comparaison, rapprochement des données collectées,
risque de généralisation. 

Application de la règle

Détermination de la règle de droit adaptée,
avec interprétation et adaptation stratégique. 

Application mécanique ou probabiliste des règles
basées sur les données d’entraînement,
« joue aux dés à chaque requête ».

Motivation de la décision

Rédaction d’une décision motivée expliquant
le raisonnement suivi, dimension explicative et didactique.

Décision statistique, sans motivation intrinsèque
ni explication du raisonnement,
« dimension explicative… considérablement réduite ».

Gestion des nuances/cas d’espèce

Capacité à considérer les subtilités
et les situations extraordinaires, chaque cas est unique. 

Tendance à l’uniformisation, gommant les
particularités des cas individuels,
« le cas d’espèce… n’existe plus ».

Éthique/Empathie

Intégration de considérations éthiques, morales
et empathiques, « pesée des âmes ». 

Absence de jugement éthique ou d’empathie.

Responsabilité

Le juge ou l’avocat conserve l’entière responsabilité
de la décision. 

L’IA est un outil, la responsabilité reste humaine,
mais le concept de « boîte noire » pose question,
risque de « juge robot » sans responsabilité. 

Capacité d’adaptation

Adaptation stratégique aux imprévus,
négociation avec finesse pour les clients.

Basée sur des modèles statistiques,
manque de jugement nuancé pour la stratégie,
comportement peut changer après simple mise à jour.

B. Le cas d’espèce : L’échec de l’uniformisation par l’IA

L’essence même du système juridique repose sur les circonstances uniques et les faits spécifiques de chaque « cas d’espèce ». Le droit consiste à appliquer des règles générales à des situations particulières, ce qui nécessite souvent une interprétation et une adaptation sur mesure. La tendance inhérente de l’IA à généraliser à partir de motifs dans de vastes ensembles de données conduit à une « uniformisation des décisions de justice », ce qui érode fondamentalement la capacité à prendre en compte les spécificités et les nuances des cas individuels. Cette uniformisation menace le principe de la justice individualisée.

Les limites pratiques de l’IA dans le traitement du « cas d’espèce » ont été démontrées par la suspension ou l’abandon de projets ambitieux :

  • Datajust : Ce projet français, initié par la Cour de cassation en 2020, visait à créer une base de données alimentée par l’IA pour l’indemnisation des préjudices corporels, avec l’objectif explicite de standardiser les décisions dans ce domaine. Cependant, le projet a finalement été suspendu en raison de craintes profondes parmi les juges et les avocats qu’il ne conduise à une uniformisation indésirable des décisions, négligeant ainsi les aspects uniques et les complexités humaines de chaque cas individuel. Cela met en évidence une préoccupation profondément enracinée au sein du pouvoir judiciaire concernant la préservation de la discrétion judiciaire et de l’élément humain.

  • Projet de trames interactives de la Cour de cassation (2015) : Une tentative antérieure de la Cour de cassation de modéliser le raisonnement d’un « juge idéal » à travers des cadres interactifs a également été abandonnée. Ce système visait à synthétiser toutes les questions qu’un juge doit se poser pour résoudre un litige, en utilisant un parcours arborescent basé sur des réponses binaires. Le projet a échoué parce que la complexité inhérente des situations judiciaires ne pouvait pas être réduite de manière adéquate à de simples choix binaires, démontrant les limites pratiques de l’IA à saisir la richesse et la nature interprétative de la pensée juridique.

La nature même du raisonnement juridique – qui implique l’interprétation, la contextualisation, les considérations éthiques et la « pesée des âmes et des actes » – est fondamentalement incompatible avec l’approche statistique, axée sur les données et purement algorithmique de l’IA. C’est la raison principale pour laquelle l’IA est une « fausse bonne idée » pour les situations juridiques précises. L’échec et la suspension de projets comme Datajust et les cadres interactifs de la Cour de cassation constituent des preuves concrètes et réelles de cette incompatibilité inhérente, démontrant que la recherche d’une uniformité statistique entre en conflit avec la nature individualisée de la justice.

C. L’absence de jugement, d’éthique et d’empathie : les limites infranchissables de l’IA

La pratique du droit – sa compréhension, son analyse, son usage – est profondément liée à des qualités humaines telles que le jugement, le raisonnement éthique et l’empathie. L’IA – bien que faisant semblant dans son usage à formuler des mots empathiques – par sa nature même, fonctionne sur des algorithmes et des modèles de données ; elle ne peut pas reproduire ces qualités intrinsèquement humaines. Elle manque de la capacité de jugement critique, de la capacité d’adapter une stratégie en réponse à des événements imprévus, ou de la finesse requise pour la négociation. La « variable humaine » est indispensable pour comprendre les réalités humaines complexes qui entourent souvent les aspects du droit.

Une préoccupation majeure parmi les professionnels du droit est l’émergence potentielle d’un « juge robot ». Dans un tel scénario, les décisions judiciaires deviendraient purement statistiques plutôt que véritablement motivées par des principes juridiques et des considérations humaines, ce qui pourrait conduire à un système de justice dépourvu de responsabilité humaine pour ses résultats. Cela soulève des questions profondes sur la responsabilité et la définition même de la justice.

Le développement et le déploiement de l’IA dans le droit doivent intégrer des valeurs humaines et des lignes directrices éthiques claires. Bien que certaines perspectives envisagent le développement d’une « IA émotionnelle et empathique » , la réalité actuelle est que l’interaction et le jugement humains sont toujours privilégiés par rapport à l’IA. Les considérations éthiques sont primordiales pour garantir que l’IA soutienne le bien-être des individus et de la société, et qu’elle évite activement de perpétuer la discrimination ou de porter atteinte aux droits fondamentaux. L’établissement de comités d’examen éthique et la promotion du débat public sont des étapes essentielles. Le passage à une « justice prédictive » et à des décisions uniformes via l’IA risque d’éroder les principes fondamentaux de la justice individuelle, de l’indépendance judiciaire et de l’essence humaine inhérente au droit. Cela soulève le spectre d’un « juge robot » opérant sans véritable responsabilité, transformant fondamentalement la nature de la justice d’un processus centré sur l’humain, empathique et nuancé, en un processus froid et statistique. L’incapacité de l’IA à saisir les dimensions morales, sociales et émotionnelles la rend fondamentalement inadaptée aux fonctions judiciaires essentielles, ce qui renforce la prémisse de la « fausse bonne idée ».

V. Le droit : une discipline exigeant plus que l’exploitation technologique

Pour cette partie, je vais développer l’idée que le droit exige plus qu’une simple exploitation technologique, « militant » pour la primauté humaine et un engagement critique.

A. L’impératif de l’analyse critique et de la vérification humaine

Malgré les capacités d’analyse et d’automatisation de l’IA, l’analyse critique humaine, l’interprétation et la vérification des résultats de l’IA restent absolument indispensables. Les utilisateurs de l’IA ne doivent pas faire aveuglément confiance aux résultats algorithmiques, surtout compte tenu du risque d' »hallucinations » et de biais. Pour les professionnels du droit, leur expertise doit rester au cœur de la pratique juridique. Cela inclut la capacité d’adapter la stratégie juridique en fonction de circonstances imprévues, d’exercer un jugement nuancé et de négocier avec finesse pour les meilleurs intérêts de leurs clients.

Avec l’accessibilité croissante de l’information, dont une partie peut être peu fiable, via les outils d’IA, la capacité humaine à discerner le vrai du faux et à vérifier l’information devient encore plus critique. L’IA doit être considérée comme une aide ou un outil d’assistance, et non comme un décideur ou un bon juriste.

B. Les risques liés à la confidentialité et à la propriété intellectuelle

Les modèles d’IA, en particulier les modèles génératifs, nécessitent la collecte et le traitement de grandes quantités de données pour générer des réponses pertinentes. Cela inclut souvent des informations sensibles ou confidentielles extraites de contrats, d’e-mails internes ou de bases de données clients. L’injection de ces données dans des outils d’IA externes (par exemple, ChatGPT) soulève des préoccupations importantes concernant la confidentialité et les fuites potentielles de données, car les conditions d’utilisation de nombreux modèles peuvent autoriser l’exploitation des inputs pour améliorer le système. Cela expose à des risques graves de violations du RGPD et d’autres lois sur la protection des données, pouvant entraîner à de lourdes amendes et des dommages importants à la réputation. De plus en plus d’outils à base d’IA sont proposés sur le marché afin de permettre aux professionnels du droit de croiser les données et alimenter leur « source » d’IA, leur outil interne à base d’IA. Les professionnels du droit ont la responsabilité d’assurer la confidentialité et la sécurité de toutes les informations qui leur sont confiées.

Un autre défi juridique complexe concerne la propriété intellectuelle : qui est propriétaire du contenu créé par l’IA ? Les modèles d’IA générative s’appuient sur d’immenses quantités de données en ligne, qui peuvent inclure du contenu privé ou des œuvres protégées par le droit d’auteur. Si l’IA utilise de telles informations protégées sans autorisation préalable de l’auteur original, elle risque de violer la loi sur le droit d’auteur. De plus, si un outil d’IA génère un texte ou des images qui ressemblent à s’y méprendre à des créations existantes, l’entité qui a généré et utilisé ce contenu pourrait faire face à des poursuites pour violation de la propriété intellectuelle ou du droit d’auteur. La propriété légale du contenu généré par l’IA reste largement ambiguë, posant des défis importants pour revendiquer la paternité.

C. L’encadrement législatif : une course contre la montre

Reconnaissant les risques croissants, l’Union européenne a adopté l’AI Act en 2024, une réglementation (historique) visant à régir les systèmes d’IA en fonction de leurs niveaux de risque. Cette loi interdit les pratiques d’IA à « risque inacceptable » (par exemple, la notation sociale, l’identification biométrique à distance en temps réel dans les espaces publics à des fins d’application de la loi, la police prédictive qui profile les individus en fonction de la probabilité de commettre un crime) et impose des obligations strictes aux systèmes à « haut risque ». Elle impose également des règles de transparence pour l’IA générative.

Malgré son importance en tant que première réglementation complète de l’IA au monde, l’AI Act présente des lacunes et des limites identifiées. Elle n’interdit que partiellement la reconnaissance faciale, autorise certaines utilisations de l’IA aux frontières pour la surveillance des personnes exilées, et son applicabilité est limitée à l’UE, laissant les menaces mondiales et les problèmes transfrontaliers non résolus. De plus, la pression intense et l’influence exercée par le secteur privé lors de sa rédaction suggèrent des compromis potentiels qui pourraient affaiblir sa portée protectrice. L’évolution rapide et exponentielle de la technologie de l’IA signifie que les efforts législatifs et réglementaires peinent souvent à suivre le rythme, créant un défi continu en matière de gouvernance efficace. Cette incertitude juridique et la difficulté d’appliquer les réglementations à travers les juridictions soulignent les défis inhérents au contrôle de l’impact sociétal de l’IA. Au-delà des défauts techniques, l’intégration de l’IA dans le droit soulève des questions éthiques profondes et complexes concernant la vie privée, la propriété intellectuelle et les droits humains fondamentaux. L’évolution rapide et souvent incontrôlée de la technologie de l’IA dépasse significativement les efforts réglementaires, créant un environnement difficile et potentiellement non réglementé où les principes juridiques établis sont menacés. Cela souligne qu’une simple « exploitation » de la technologie de l’IA sans une compréhension approfondie et critique de ses implications éthiques, juridiques et sociétales est intrinsèquement dangereuse. Cela met en évidence la nécessité cruciale pour les professionnels du droit de s’engager de manière proactive dans l’élaboration et le respect de directives éthiques robustes, plutôt que d’adopter passivement des outils qui pourraient compromettre les fondements mêmes de la justice.

L’IA, un outil technologique, jamais un substitut au professionnel, notamment en droit

Si l’on devrait résumer cet article, je pourrait conclure en réitérant sans équivoque que si l’intelligence artificielle peut servir d’outil précieux pour automatiser certaines tâches répétitives et améliorer l’efficacité dans des domaines spécifiques à faible risque, elle ne peut ni ne doit remplacer l’humain. Encore moins dans le domaine du droit. Le cœur de la pratique juridique – englobant le jugement nuancé, la profonde considération éthique, une empathie authentique, une pensée stratégique sophistiquée et la capacité unique à naviguer dans les complexités singulières de chaque cas – demeure un domaine exclusivement humain. La « variable humaine » est indispensable pour comprendre la « pesée des âmes et des actes » inhérente à la justice. Donc, chers lecteurs, privilégiez au regard de votre situation, de son contexte et de vos perspectives d’action, de vous appuyer sur un professionnel du droit, juriste, avocat, notaire, etc.

Les professionnels du droit doivent maintenir une vigilance inébranlable, évaluer de manière critique tous les résultats de l’IA et privilégier la supervision et la vérification humaines avant tout. L’avenir de l’IA dans le droit ne réside pas dans une exploitation débridée ou non critique, mais plutôt dans une intégration soigneusement réfléchie, éthiquement gouvernée et centrée sur l’humain. Cette approche doit constamment respecter les principes fondamentaux de la justice, les droits individuels et la spécificité inhérente des situations juridiques. Le véritable progrès réside dans la garantie que l’IA corresponde à un projet de société fondé sur la justice et les droits humains, plutôt que sur le seul avancement technologique. Il en est de même pour tout utilisateur lambda.

L’analyse démontre que l’IA, au mieux, sert d’aide pour automatiser les tâches routinières, mais le jugement critique humain, la considération éthique et la capacité unique à gérer des situations complexes et spécifiques restent absolument indispensables. L’affirmation selon laquelle l’IA en droit est une « fausse bonne idée » est précisément enracinée dans l’illusion que l’IA peut remplacer ou reproduire pleinement l’intelligence juridique humaine. Bien que l’IA offre des avantages superficiels, ses limitations fondamentales en matière de raisonnement, de compréhension éthique et de traitement des cas uniques, associées à des risques significatifs (hallucinations, biais, confidentialité), la rendent inadaptée aux fonctions essentielles et à fort enjeu de la pratique juridique, personnel comme professionnel. L’élément humain n’est pas seulement préféré, il est essentiel.